[Scène locale] Un été de noise à domicile
Les étés se suivent et ne se ressemblent pas! Malgré l’offre de quelques concerts en ligne, force est d’admettre que la communauté montréalaise et québécoise de musique improvisée, de noise et de musique avant-garde est bien en pause au niveau des performances live.
Exit aussi le FIMAV et le Suoni après des décennies de présentation de concerts. Heureusement, plusieurs s’affairent à enregistrer et à lancer en format CD, cassette ou digital leurs plus récents travaux. Seul le temps pourra nous dire si la quarantaine et la distanciation sociale auront contribué à un corpus solide d’œuvres pandémiques ou bien surtout à trop de «jams» un peu échevelés. Au cours des dernières semaines, quatre artistes d’ici et une provenant de Vancouver ont lancé des albums qui valent le détour.
Yannick Chayer | GEBILDE
Paru le 5 juin 2020 sur Small Scale Music.
GEBILDE est un nouvel album du multi-instrumentiste montréalais Yannick Chayer, une première parution pour lui sur l’étiquette montréalaise Small Scale Music. En plus de partager régulièrement la scène avec l’artiste sonore Alain Lefebvre et le multi-instrumentiste Hazy Montagne Mystique, Chayer dirige aussi le label digital Rara Avis. Omniprésent dans la scène montréalaise de musique expérimentale, Chayer a déjà présenté à quelques reprises en concerts son processus assez unique de performance solo. Avec un saxophone soprano ou alto au cou, Chayer transfère à l’aide d’un micro les sons de son instrument vers un synthétiseur qui génère alors des sonorités incongrues qui répondent au signal envoyé. Bien que le synthétiseur prenne parfois le dessus, une bonne partie de GEBILDE offre une sorte de duel brutal, mais équilibré entre les éléments électroniques bruyants émanant du synthétiseur et le jeu de saxophone toujours intéressant et imprévisible de Chayer. Le résultat est déroutant et les textures électroniques présentes ajoutent une dose de confusion bien placée qui rend l’album très satisfaisant. Nous sommes loin du jazz fusion ou du new age et pas mal plus à quelque part entre l’univers du duo d’Anthony Braxton et Richard Teitelbaum, les explorations des side-projects de Borbetomagus et une version hyperactive du psy jazz de John Olson. Il va sans dire que c’est un disque qui s’écoute à volume maximal. Mention spéciale au packaging magnifique du CD préparé par Small Scale Music et Atelier Universel. Le CD renaitrait-il de ses cendres?
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Lisa Cay Miller, Vicky Mettler & Raphaël Foisy | Grind Halts
Paru le 27 juillet 2020 sur Notice Recordings.
Grind Halts est la première parution du trio formé de la pianiste vancouvéroise Lisa Cay Miller, de la guitariste Vicky Mettler et du contrebassiste Raphaël Foisy. Lancé sur l’étiquette cassette moitié louisianaise moitié new-yorkaise Notice Recordings, l’album fut enregistré à Montréal en 2017 lors d’un passage de Miller dans la métropole. Bien ancré dans une tradition transgressive de musique improvisée non-idiomatique, Grind Halts présente un trio au focus impeccable qui sait autant quand prendre de la place que lorsqu’il faut une certaine retenue sonore. Les personnes habituées au travail de Mettler et Foisy reconnaitront certainement leur approche patiente dans laquelle une idée est souvent travaillée longuement, parfois même avec acharnement. Si les moments plus posés du groupe pourront plaire aux fans du label Incus, l’intensité du trio ressemble parfois à ce que l’entourage de Han Bennink a fait de plus bruyant sur l’étiquette FMP. Mettler est souvent l’ancre plus mélodique du trio alors que Foisy et Miller explorent des techniques étendues bruitistes très abstraites et souvent percussives. Moins connue à Montréal que Foisy et Mettler pour des raisons géographiques, Miller est une découverte étonnante et son jeu rayonne particulièrement sur la pièce Lower. Enregistré avec brio par le réalisateur Zachary Scholes, l’album propose certainement une écoute exigeante, mais la finesse du jeu et la clarté de l’enregistrement en font une écoute fascinante. Pour un trio qui n’a pas l’habitude de partager la scène, Grind Halts est une réussite!
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David and the Mountain | Two New Compositions for Viola Caipira and Peace
Paru le 3 août 2020 sur Cuchabata Records.
David and the Mountain est le projet du réalisateur et multi-instrumentiste David Dugas Dion. Campivallensien relocalisé à Montréal, Dugas Dion gère l’étiquette DIY Cuchabata Records sur lequel il lance une panoplie de projets, en plus de prêter son jeu à la batterie et au saxophone à plusieurs groupes québécois. David and the Mountain est l’un de ses plus anciens projets toujours en piste et celui-ci s’articule généralement comme un projet solo de musique expérimentale à toutes les sauces. Si les albums passés de DATM passent du saxophone free jazz au harsh noise de no-input mixer, son nouvel opus Two New Compositions for Viola Caipira and Peace s’élance vers de nouveaux horizons; il s’agit d’une création studio pour le viola caipira, une guitare brésilienne acoustique à 10 cordes. Usant allègrement des possibilités de l’enregistrement multipiste, Dugas Dion commence avec un enregistrement somme toute assez simple qui s’inscrit dans la tradition de l’American Primitive de Glenn Jones et Jack Rose avant de traiter les pistes au point d’en faire une pièce plus électroacoustique et abstraite, jeu auquel le fondateur de l’American Primitive John Fahey s’est d’ailleurs souvent prêté. La deuxième pièce sort de l’abstraction qui conclut la première pièce pour créer une symphonie de viola caipira en multipiste où les pistes s’emboîtent et créent une masse sonore rythmique et hautement hypnotique qui rappelle le travail minimaliste mais touffu de Terry Riley et Julia Reidy ou encore les abstractions du 21e siècle des Boredoms. Il est difficile de comparer Two New Compositions for Viola Caipira and Peace au reste du catalogue hétéroclite de DATM, mais ce nouvel album est définitivement un des albums les plus aboutis et complexes du projet, alternant avec aise entre beauté folk simplifiée et musique avant-garde assez dense. Souhaitons une sortie physique pour cette parution digitale de Cuchabata Records qui sort franchement du lot!